Le travail intellectuel est omniprésent dans l’éducation de nos enfants. Nous leur apprenons à lire, à compter, à écrire, à retenir des faits historiques ou des termes géographiques, à comprendre la grammaire, à retenir une autre langue… Et nous en oublions que nous sommes des êtres humains qui avons besoin d’utiliser nos mains pour créer et pour faire des choses utiles.
C’est une des choses qui me plaisaient beaucoup (et qui me plait toujours) dans la pédagogie Waldorf-Steiner : cette place importante accordée à l’art et aux travaux manuels. Mais Charlotte Mason ne fait pas l’impasse là-dessus. Toutefois, c’est quelque chose qui est moins mis en avant dans sa pédagogie. Pourtant les handworks (travaux manuels) faisaient parties des sujets propres à l’éducation dont elle parle dans ses livres. Voici ce qu’elle disait là-dessus (volume 1 pp. 315-316) :
« Les objets artisanaux les mieux adaptés aux enfants de moins de neuf ans me semblent être le cannage de chaise, le travail du carton, la vannerie, les tapis Smyrne, les rideaux japonais, la sculpture en liège, les échantillons sur toile grossière montrant une variété de points, la couture facile, le tricotage (grosses aiguilles et laine), etc. Les points dont il faut tenir compte dans l’artisanat des enfants sont les suivants :
– qu’ils ne devraient pas être employés à faire des travaux inutiles tels que des pois et des bâtons, des nattes en papier et similaires ;
– qu’ils devraient apprendre lentement et soigneusement ce qu’ils doivent faire ;
– que le travail à la traîne devrait ne pas être autorisé ;
– et que, par conséquent, le travail des enfants doit rester bien à leur portée. »
Sa vision des travaux manuels mêlait utilitarisme, savoir-faire et beauté. C’est donc tout naturellement que le Slöjd développé par Otto Salomon a retenu l’attention des pédagogues Mason.
Who will educate for the future ? It is your hands.
Tom Reed
Otto Salomon et la naissance du Sloyd
Jusqu’à la fin du XIXème siècle, les ruraux suédois passaient très souvent leurs soirées à filer, à tisser ou à travailler le bois, à fabriquer des râteaux, des poignées de marteau, des bancs, des tables, des cuillères, etc. Des objets nécessaires aux activités quotidiennes de la maison et de la ferme. Cette activité domestique était appelée « artisanat domestique » ou « artisanat » (« home crafts » ou « handicrafts »). La vente de ces produits fournissait un complément important au revenu familial notamment l’hiver, car le reste de l’année était davantage consacré aux travaux dans les champs.
Avec le début de l’industrialisation, les gens quittèrent les fermes et leurs activités artisanales et trouvèrent du travail à plein temps dans l’exploitation forestière ou dans les mines. Les savoir-faire ne furent pas transmises à la génération suivante et les objets pour la maison pouvaient être trouvés dans le magasin du village.
August Abrahamson, un riche homme d’affaires, fut désolé de voir ce que la Suède perdait et il décida d’utiliser son argent pour créer un centre de formation destiné à transmettre les anciennes techniques de fabrications artisanales. A Naas, en Suède, il construisit le « Sloyd Training Center », le Centre de Formation Sloyd. Et embaucha son neveu comme Directeur : Otto Salomon.
Slöjd est un vieux mot scandinave ayant pour origine l’adjectif slög qui signifie « maniable ». Slöjd signifie « artisanat » ou « compétence manuelle ».
Vers 1885, Salomon a utilisé l’expression pédagogique slöjd (sloyd ou craft éducatif), la définissant dans le contexte scolaire et éducatif dans le sens décrit ci-dessus. De nos jours, il serait plus approprié de dire skolslöjd (schoolcraft).
Le sloyd ou l’artisanat est donc la production non professionnelle de petits objets en bois ou en métal. Il existe des différences importantes entre ces travaux manuels et les métiers tels que, par exemple, la menuiserie. À l’époque de Salomon, aucune machine n’était utilisée dans l’artisanat. L’artisan ou sa femme, lors de la fabrication de leurs produits, utilisait différents outils et une approche du travail différente de celle d’un charpentier (par exemple l’artisan utilise un couteau tandis que le charpentier préfère le ciseau). En menuiserie commerciale, il y a une division du travail ; dans l’artisanat, rien de cela.
Les principes du Slöjd
Salomon établit sept principes à propos de la formation autour du Sloyd.
Principe 1 : Tous les enfants ont aussi bien le désir de connaître les faits que l’activité qui permet de mettre en place ces faits dans la vie. Nous devons éduquer et faire se rencontrer la tête et la main.
Principe 2 : Les professeurs de l’école élémentaire actuelle demandent trop de lectures, de concepts théoriques et d’apprentissage par cœur.
Principe 3 : l’éducation doit fusionner le temps pour faire les choses avec nos mains et s’auto-éduquer. Donnez la direction et laissez l’enfant apprendre en faisant.
Principe 4 : ajoutons une pièce et obtenons des tables de travail et des outils. Y consacrer 4 h sur les 40 passées à l’école par semaine pour apprendre à construire des objets utiles pour la maison. Chaque enfant sélectionnera l’objet désiré, le créera et l’emmènera chez lui dans sa famille.
Principe 5 : Chaque niveau doit avoir des modèles de ces objets utiles disponibles dans la salle et adaptés à leurs compétences.
Principe 6 : Les professeurs n’ont pas besoin d’être des artisans, mais doivent donner des directives générales sur les projets sélectionnés et les moyens propres de se tenir debout et d’utiliser les outils.
Principe 7 : surtout, donner des conseils mais permettre à l’étudiant de créer de manière autonome son propre projet.
Les premières années d’expérimentation en milieu scolaire
L’État suédois dans la période 1870–1910 était remarquablement conservateur et dominé par les agriculteurs, qui occupaient une position privilégiée depuis qu’ils avaient obtenu le droit de vote. Ils n’étaient pas du tout intéressés par le changement, surtout si les innovations coûtaient chères, et ils devaient souvent être persuadés par les enseignants si l’on voulait, par exemple, introduire l’artisanat comme matière complémentaire.
En 1873, l’équipe de Salomon fait un essai d’un an avec des élèves de 6ème année à l’école primaire de Guthenberg. L’école ajoute une « Sloyd classe » à l’arrière de leur établissement. Un vendredi à deux heures de l’après-midi, Victor est le premier à arriver. C’est un garçon de la ville de 12 ans qui n’a aucune compétence dans le travail du bois. Il dit qu’il voudrait faire un enrouleur de fil pour sa mère.
Après quelques instructions et quelques essais avec les outils, Victor scie la pièce un quart plus longue que le modèle. Il suit toutes les instructions. Après plusieurs semaines, il apprend à utiliser un rabot, une perceuse et une lime. Pour sa première fois avec chaque outil, Victor s’en sort bien. En deux mois, sont projet est terminé. Il dit qu’il est très fier de ce qu’il a accompli et pense que sa mère sera contente. Plus tard dans le semestre, Victor informe son professeur que sa mère lui a offert à Noël un cadeau qu’il voulait tant : sa propre scie.
En 1876, l’équipe de Salomon revient dans l’école et revoit certains étudiants arrivés en 3ème année dont Oskar Lindberg. Il choisit le modèle XXXIII (une boite en chêne pour couteaux – niveau complexe) comme premier projet de son semestre. Il a maintenant 15 ans et vit toujours dans sa maison à la campagne loin de la ville. Oskar accomplit une grande partie du travail sans aide. Il s’est accablé quand il a négligé d’aiguiser la lame de son rabot. Malgré ses défauts, le projet d’Oskar fut marqué comme satisfaisant.
Deux années plus tard, Oskar abandonna la nouvelle école de formation professionnelle de Naas et fut embauché comme apprenti charpentier.
Tout le travail de Salomon fut d’attirer l’attention sur les résultats du travail scolaire en exposant les produits artisanaux fabriqués par les élèves eux-mêmes. Quant à Abrahamson, il entretenait de bonnes relations avec le roi et avait de nombreux autres amis influents ; cela a sans aucun doute empêché les groupes les plus conservateurs et les plus religieux de frustrer ses activités dans le domaine de l’éducation.
Immense victoire compte tenu du contexte politique : le Parlement de Suède révise sa législation éducative en 1883 pour y rendre obligatoire les classes de Sloyd dans toutes les écoles primaires similaires à la Naas-Gothenburg.
Etapes suivantes : formation et transmission internationale
A une époque où aucune autre formation complémentaire n’était disponible pour les enseignants, Salomon et Abrahamson ont tenu des rôles importants dans la société et au niveau de leurs réalisations dans le domaine de l’éducation.
L’artisanat est devenu le centre d’attention. Salomon a convaincu les enseignants qui ont étudié à Nääs que l’artisanat était un moyen essentiel pour transformer l’école élémentaire et s’éloigner de l’enseignement de masse, qui avait tendance à mettre trop l’accent sur les connaissances superficielles. Il visait une éducation individualisée adaptée aux besoins et aux intérêts de chaque enfant.
Durant les années 1880, Salomon voyagea à travers l’ouest et l’Europe centrale pour recruter des futurs professeurs à qui enseigner les techniques du Sloyd. Pendant cette décennie, il publia un manuel pour les professeurs : The teacher’s hand-book of slöjd, as practised and taught at Nääs ; containing explanations and details of each exercise. Il en fournit des copies pendant les conférences internationales d’artisanat.
Salomon a correspondu avec plusieurs de ses professeurs diplômés. Il a envoyé des représentants à travers l’Europe et à l’étranger.
En 1888, un représentant américain, Gustaff Larsson, ouvrit une école d’artisanat et une faculté de formation, la Boston Sloyd Training School. ll fut soutenu par la philanthrope Mrs. Quincy Shaw qui l’aida à installer son établissement au troisième étage de la North Bennett Street School. A la fin de sa première semaine, il lu ce qui suit :
Nous sommes des élèves de mots, nous sommes enfermés dans des écoles pendant dix à quinze ans, pour arriver à la fin avec un sac de vent, une mémoire de mots, et nous ne savons rien. Nous ne pouvons pas utiliser nos mains ou nos jambes, ou nos yeux ou nos bras. Dans une centaine d’écoles, cette guerre contre le bon sens continue.
Ralph Waldo Emerson
Larsson installa des classes pour les élèves de 7ème, 8ème et 9ème année. Il se concentra aussi sur le démarrage de l’école de formation pour les professeurs.
Constatant le rôle croissant de l’ingénierie américaine, il ajouta un cours de dessin mécanique au programme Naas Sloyd. Il reçu alors de nouveaux étudiants américains. L’un des premiers était Terry Watson.
Pour fabriquer un cintre, Terry a tracé le motif, puis a coupé et raboté le bois aux bonnes dimensions avant d’ajouter la pièce métallique. Une fois fini, Terry s’approche de son professeur et dit : « Je ne pensais pas que j’étais capable d’accomplir un projet comme celui-ci. Dorénavant, je sens que j’ai plus confiance en moi et en tout ce que je fais. »
Larsson promu les techniques de Sloyd et ses équipements à travers le pays. Il en parla à une rencontre des arts industriels à l’exposition mondiale de Chicago en 1893.
Pendant cette période, son école professionnelle diplôma de nombreux étudiants. En 1912, ce furent 361 professeurs de Sloyd qui obtinrent le diplôme. Au même moment, 138 américains de plus allèrent se former en Suède. Naas devint la Mecque pour les professeurs du monde entier qui souhaitaient accéder aux dernières formations d’artisanat éducatif.
Les beaux paysages, les messages inspirants et la personnalité géniale de Salomon ont agi comme un aimant.
Les professeurs certifiés ont enseigné aux enfants du monde entier.
Il a bâti sa réputation sur deux objectifs pédagogiques :
- donner de la dextérité dans l’utilisation des outils
- exécuter un travail précis et exact
Les objectifs de Salomon pour l’éducation étaient multiples :
- inculquer le goût pour le travail en général ;
- accroître le respect du travail rude, honnête et corporel ;
- développer l’indépendance et l’auto-résilience ;
- former à des habitudes d’ordre, de propreté et de travail soigné ;
- former l’œil et les sens à la forme ;
- cultiver des habitudes d’attention, d’assiduité, de persévérance et de patience ;
- favoriser le développement des pouvoirs physiques.
Au total, entre 1875 et 1917, Salomon diplôma 6 441 professeurs. Les diplômés retournèrent dans les 41 pays dont ils étaient venus pour apprendre le Sloyd.
Otto Salomon mourut en 1917. Il a su élever et promouvoir l’enseignement professionnel ayant un impact enrichissant pour chaque élève.
La priorité de Naas n’est pas les professeurs ou les modèles mais les enfants. La valeur du travail d’un enfant n’est pas dans le travail lui-même, mais dans l’enfant… dans le développement de son caractère, de ses compétences, de son sens de la beauté et de la forme. L’objet fabriqué n’est qu’un symbole de ces effets intrinsèques.
Otto Salomon
Le Slöjd et la pédagogie Mason
En 1893, C. Russell écrit un article intitulé « On some aspects of Sloyd » publié dans le Parent’s Review et fait converger les principes et objectifs développés par Otto avec la pédagogie Mason.
Le Sloyd de Salomon consistait à fabriquer des objets en bois. Russell dit à ce sujet : « Le système n’est pas confiné au bois, mais peut être appliqué (quoique, peut-être, de façon moins profitable) au carton, au métal et à d’autres matériaux. »
Tout comme Otto Salomon, il établit des principes dont doivent découler l’application du Sloyd :
- L’objectif doit être éducatif : le professeur doit chercher à former des hommes bons et sages, plutôt des que des charpentiers intelligents ;
- Le professeur doit être un éducateur : il doit savoir enseigner et ne pas être un simple mécanicien, aussi habile soit-il ;
- L’enseignement doit être individualisé : les enfants ont accès à des modèles et choisissent l’objet qu’ils veulent fabriquer ;
- Le travail doit être régulier et progressif, en suivant une méthode saine : le travail doit porter sur des objets utiles, familiers et dont le niveau de difficulté augmente en fonction des capacités et de l’âge.
Mettre le Sloyd en place à la maison
Etre un bricoleur et fabriquer des objets ne coulent pas de source pour tout le monde. Il y a dans certaines familles, des pères ou des mères, ou des grands-parents qui ont déjà ces compétences et le plaisir de les partager avec la génération suivante, et il n’y a alors rien de mieux que cet apprentissage sain et naturel. Le Sloyd fait partie intégrante de la vie et c’est sûrement l’idéal.
Mais pour d’autres familles, ces apprentissages se sont interrompus il y a longtemps dans le chaînon familial, et il faut tout reprendre. Parce-que nous sommes dans une société qui achète au moindre besoin et qui jette dès que c’est un peu cassé ou démodé. La vision du Sloyd, selon moi, demande de dépasser ces habitudes consommatrices pour réapprendre à fabriquer les objets dont nous avons besoin à la maison en utilisant le plus possible nos mains.
Dans le livre d’Otto Salomon, Le manuel de Sloyd pour les professeurs, il est expliqué dans une succession d’exercices les gestes préparatoires à la fabrication d’objets : couper du bois à sa surface en utilisant un couteau, scier, poncer, faire des coupes arrondies ou carrées, etc. Puis un ensemble de modèles d’objets avec leur pas à pas.
Le quotidien est aussi rempli de besoins sur lesquels nous pouvons nous arrêter pour créer plutôt que pour acheter. Un petit robot en bois comme mon fils a voulu faire, ou bien une grande boite que j’ai fabriqué pour ranger toutes les lettres mobiles sont autant d’occasions pour apprendre à utiliser des outils et devenir plus habile de ses mains.
Par ailleurs, le travail du bois est souvent réservé aux enfants à partir de 9 ans, bien que les plus petits apprendraient beaucoup en regardant au moins leurs parents faire ; il est suggéré en pédagogie Mason d’utiliser le carton ou le papier pour fabriquer des objets entre 6 et 9 ans. Il existe des livres anciens utilisés dans la communauté Mason comme celui-ci ou celui-là mais je suis sûre que vous trouverez des livres plus récents sur les étagères de votre bibliothèque avec plein d’idées pour fabriquer des petites ou grandes boites en cartons, des livres et leurs reliures en papiers, des jolies cartes à envoyer, des enveloppes…
Il existe également tellement de tutos sur Youtube pour fabriquer une cuillère en bois, des tasses, des assiettes et même des meubles. Il me semble que tout cela se rejoint et converge vers l’idée que nous avons besoin de faire redescendre toute l’énergie prédominante de notre intellect vers nos mains pour se sentir plus sûr de soi, plus résilient, plus confiant et plus calme. En effet, entreprendre de tels projets invite à la persévérance et à la patience, mais aussi à la constance.
Nous nous plaçons avec complaisance à la tête de la création animale, à cause de la ruse de notre cerveau et de notre langue, mais je pense que nos prétentions à la supériorité ne seraient pas moins valables, si nous les basions sur la ruse de nos mains.
C. Russell, The Parent’s Review, 1893
Sources :
- L’article de l’Unesco
- Cette vidéo Youtube
- L’article du Tidskrift n°2-3 2006
- L’article de C. Russell, The Parent’s Review 1893
Merci pour cet article vraiment très intéressant..je ne connaissais pas du tout cette aproche. Ça me rappelle beaucoup la visite qu’on avait faite de l’école steiner de Strasbourg. Au sous sol il y avait ces grands ateliers pour le bois, le métal et je trouvais ça génial ! Comme toi pour le reste l’école primaire m’avait moins plu mais cet aspect du travail manuel qu’on ne retrouve dans aucune autre pédagogie m’avait énormément attiré ! Ici on aime bien le travail textile comme le tricot, la couture et cette année sûrement du tissage. J’avoue que pour le bois, depuis qu’on vit en appartement ça a été un peu mis entre parenthèses. Encore merci pour cette chouette lecture!
Coucou Nadège, oui je trouve ça beaucoup plus simple quand on a une maison ou en tout cas un petit atelier extérieur… Les écoles Steiner sont vraiment géniales pour ça 🙂