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C’est une question que m’a posé assez récemment un professeur des écoles et si elle m’est apparu, de prime abord, pleine de préjugés, cela m’a donné envie de m’y pencher sérieusement. En fait, la question dans sa totalité était : “A l’origine, l’instruction en famille n’était-elle pas un truc de bourgeois ?” Ce qui sous-entendait que les familles ayant fait le choix d’instruire leurs enfants en famille de nos jours ont hérité du mode de pensée bourgeois ou ont des aspirations bourgeoises pour leurs enfants, notamment sur la notion de succès. A contrario, l’école compenserait le manque d’instruction des parents et permettrait à tous les enfants, de façon égalitaire, de réussir. La réponse pourrait paraître simple mais tout compte fait elle ne l’est pas. Pour répondre, cela me semble aussi important de savoir ce que l’on met derrière l’expression “instruction en famille” et comprendre quelles sont les attentes derrière cette instruction. Tout part de là, quelle est notre vision de l’éducation, que doit-elle apportée ? Il me semble nécessaire de faire un petit saut dans l’histoire pour analyser les choses vraiment en profondeur car la réponse à cette question est finalement très complexe.

Il y a 5 000 ans : où l’on hiérarchise les savoirs

Les premiers hominidés apparurent il y a 7 millions d’années et les homo-sapiens, c’est-à-dire nous, il y a environ 200 000 ans. Avant l’apparition de l’écriture autour de -3 500 ans avant J.C, dans le croissant fertile, en Mésopotamie, l’école, comme lieu de transmission de connaissances, n’existait pas encore. Pourtant cela n’a évidemment pas empêché l’être humain, alors illettré et relativement pauvre, de faire de grandes découvertes dont les répercussions directes ou indirectes, furent formidables sur le bien-être de millions d’êtres humains et permirent sa prospérité biologique. Invention de l’agriculture, irrigation artificielle, charrue, exploitation de la force animale, navigation à voile, fermentation des boissons, production et utilisation du cuivre, brique cuite, voûte, faïence, sceau,… Puis le calendrier solaire, l’écriture, la notation numérique, la production et l’emploi du bronze, … ! Bref, l’homme, le producteur, le cultivateur, l’artisan lui-même perfectionna au fil des âges ses techniques afin de faciliter son travail et entraina ainsi du progrès. Par exemple, pour compter, il y a 30 000 ans, les hommes de Cro-Magnon utilisaient des cailloux ou des os. Puis il y a 3 500 ans avant notre ère, l’employé d’un propriétaire terrien en Mésopotamie eu l’idée de fabriquer des petits objets en argile pour compter des plus grosses quantités. Un peu plus tard, 3 000 ans avant notre ère, des travailleurs égyptiens imaginèrent les hiéroglyphes pour représenter les nombres. Puis le calame fut utilisé en Mésopotamie pour écrire des chiffres par les scribes. Chaque civilisation utilisaient et inventaient des signes pour représenter les chiffres. C’est au 5ème siècle que des savants indiens inventèrent le système numérique que nous connaissons.

Lorsque l’écriture est née autour de -3 000 ans avant notre ère, à la base pour des besoins de comptabilité, elle est aussi vite devenue une profession spécialisée avec la naissance des premières écoles de scribes. Ils représentaient une petite minorité et leur métier bénéficia d’une position privilégiée dans l’échelle sociale, s’opposant ainsi aux emplois manuels dont les conditions de travail étaient très dures. L’écriture, en s’intéressant plus particulièrement aux mathématiques, à la médecine, l’astrologie, l’alchimie, la divination, forma ainsi un corps de sciences d’érudition accessibles seulement aux quelques élites ayant été initiés aux mystères de la lecture et de l’écriture. Cette nouvelle classe de scribes et de lettrés étaient étroitement liés à la classe dirigeante et par là ils étaient intéressés autant qu’eux à conserver une organisation pyramidale du pouvoir.

Petite aparté : où l’on s’interroge sur la vocation de l’école

Charlemagne n’a donc pas inventé l’école en 789, mais nous pouvons dire qu’il a participé à la réinventer. En réunissant des garçons de conditions nobles et modestes, il souhaita former les futurs cadres de son empire. Ainsi, il leur appris à lire, écrire, compter et leur donna une éducation religieuse. De Charlemagne jusqu’au 19ème siècle, l’école se développa petit à petit mais je ne vais pas m’étendre sur ce très long sujet et finalement pas si indispensable que ça pour répondre à notre question de départ.

L’école que nous connaissons, à savoir l’école républicaine, a été mise en place au cours du 19ème siècle. Certains penseurs affirment que son encadrement, notamment par les lois Ferry (portant sur la laïcité, la gratuité et l’obligation d’instruction de 6 à 13 ans à l’époque) furent la conséquence de la défaite contre le Prusse en 1870 qui aura fait perdre le territoire d’Alsace-Moselle à la France. Il est vrai que les programmes étaient alors complètement propagandistes et avaient comme fondement revendiqué de préparer des petits soldats prêts à défendre la France contre l’ennemi : l’éducation militaire est présente en gymnastique (les garçons devaient réaliser des exercices militaires), en histoire, en géographie, en instruction civique, en français… Toutes les matières flattent le bon patriote prêt à sacrifier sa vie pour son pays.

Par ailleurs, l’école était obligatoire jusqu’à 13 ans. La plupart des enfants n’avaient pas les moyens de poursuivre leurs études et retournaient aider leurs parents et seuls les enfants issus de famille aisée continuaient leurs études. Aujourd’hui, ce n’est évidemment plus le cas, le temps de la scolarité a été augmenté et de nombreuses filières supérieures sont “gratuites”. Toutefois, l’évolution de l’école au cours du 20ème siècle montre que ce sont les attentes de notre société capitaliste qui ont motivé les différentes réformes scolaires. De plus, l’école ne permet pas de jouer son rôle d’ascenseur social, au contraire, elle reproduit les inégalités.

Où l’on revient à nos moutons

Je comprends l’idée reçue selon laquelle l’instruction en famille serait héritée des bourgeois. En effet, les nobles familles payaient des précepteurs ou des maitres pour donner des leçons individuelles de mathématiques, de science, de littérature, de philosophie ou encore d’astronomie. Le développement de l’école à grande échelle, la mise en place de politiques culturelles et diverses innovations (télévision, internet, …) ont eu le mérite de démocratiser l’accès à de nombreux savoirs, autrefois réservés à quelques privilégiés.

De plus, il y a aussi cette croyance que les familles qui instruisent leurs enfants à la maison ont les moyens de se passer d’un salaire. Il est vrai qu’après avoir maintes fois regarder le documentaire de Clara Bellar, “Être et devenir”, c’est le reproche principal qu’on peut lui faire. Même si à plusieurs reprises la réalisatrice aborde le fait que l’argent n’est pas un obstacle, la grande majorité des familles rencontrées vivent dans des belles maisons ou semblent avoir des métiers valorisants. C’est un documentaire que je conseille régulièrement à mes proches mais qui véhicule également des fausses idées sur le niveau de vie de ces familles.

Si l’on veut être le plus objectif possible, il convient de reconnaître que de toute façon le mode de vie bourgeois inspire la société toute entière : idées de la réussite, des bonnes manières, de la bonne éducation, du besoin de richesses, du confort, de la consommation, … Avant l’apparition de l’école, les bourgeois avaient les moyens de donner des leçons particulières mais ce n’était certainement pas eux qui instruisaient leurs enfants. Depuis, l’école fait elle-même partie de ce système aux aspirations bourgeoises. Il suffit de regarder les attentes du socle commun pour se rendre compte que les orientations sont complètement intellectuelles et non manuelles, que le respect des centres d’intérêt et du rythme de chacun n’est pas la priorité, et que les attentes sont profondément morales. C’est Ivan Illitch, dans “Une société sans école”, qui écrit une phrase au sujet des personnes vivant dans les pays en voie de développement que je trouve très juste et qui, à mon sens, s’applique dans toutes les sociétés : “Leurs citoyens ont appris à penser comme des riches, tandis qu’ils vivent comme des pauvres.”

Depuis que l’humain existe, la plupart des gens n’ont pas reçu d’enseignements. Les enfants naissaient (logique ^^), grandissaient et s’adaptaient à leur environnement pour en tirer le meilleur. C’est Peter Gray qui nous dit ceci :  “Les enfants viennent au monde conçus pour observer et découvrir ce qu’ils ont besoin de savoir afin de se débrouiller dans la culture dans laquelle ils sont nés. Ils y sont bien plus compétents que les adultes. C’est pourquoi ils apprennent le langage si rapidement et apprennent des choses au sujet du monde réel qui les entoure bien plus rapidement que les adultes. C’est pourquoi les enfants de familles immigrées font plus attention à la langue parlée par leurs nouveaux camarades, dans la nouvelle culture, qu’à la vieille langue parlée par leurs parents. C’est aussi pourquoi, dès qu’il y a une nouvelle innovation technologique, les enfants apprennent à l’utiliser plus vite que leurs parents. Ils savent, instinctivement, ce qu’ils ont besoin d’apprendre afin de s’en sortir.”

Je ne pense pas qu’il soit donc tout à fait vrai de dire que l’instruction en famille d’aujourd’hui est héritée de celle des nobles de l’histoire. La plupart des familles ont cette volonté de suivre le rythme d’apprentissage des enfants, d’innover en terme d’accès au savoir, de multiplier les possibilités, de transmettre leurs modes de vie et permettre à leurs enfants de s’épanouir le plus possible en leur offrant un environnement riche de curiosités en tout genre. Nous-même, en tant que parents, cherchons à tirer le meilleur de notre environnement. Néanmoins, les apprentissages restent guidés pour la grande majorité par les attentes du socle commun de l’éducation nationale. Les inspecteurs viennent chaque année vérifier le niveau intellectuel de l’enfant. Les compétences manuelles sont complètement mises de côté, en fait c’est comme si elles ne faisaient pas parti de “l’Instruction”. Cuisiner, coudre, bricoler, réaliser des montages vidéo, … sont des activités qui ne sont pas valorisées, elles correspondent à des activités de loisir, notion malheureusement opposée à celle de travail. Il me semble donc plus réaliste de dire que ce sont les idéaux de la société qui sont hérités des bourgeois et non pas l’instruction en famille. L’instruction, dans l’esprit du plus grand nombre, est intellectuelle et non manuelle, et l’on voit bien dans la première partie de cet article depuis quand cette idée s’est installée dans nos têtes.

Dans la société toute entière, il existe des familles aux différentes aspirations, bourgeoises ou non, qu’elles pratiquent l’instruction en famille ou qu’elles scolarisent leurs enfants. Personnellement, pour tordre le cou aux préjugés, la plupart des familles que j’ai rencontré ont au contraire une volonté de revenir à un mode de vie plus simple, plus respectueux et bienveillant. J’ai rencontré très peu de familles qui ont un niveau de vie confortable, la plupart ont juste complètement revus leur façon de dépenser et de consommer. Ce sont des citoyens lambdas qui ont juste opté pour un choix de vie différent.

En conclusion, je pense que tout se nourrit de tout, c’est le principe de l’évolution. Je pense que l’intellect est aussi important que le manuel, je pense que les différences sont là pour faire évoluer des idées, des concepts et que chaque chose repose sur la complémentarité d’une autre. Je pense que l’école dans notre pays a permis de démocratiser la lecture et l’écriture à grande échelle et qu’elle est un système qui fonctionne avec les besoins du plus grand système dans lequel nous vivons actuellement. Je suis d’accord avec Naomi Aldort quand elle dit que certains hommes ont consacré leur vie à une seule activité et que cela a profité aux autres. Je suis également d’accord avec Ivan Illitch quand il dit que le savoir de la plupart des êtres humains leur vient d’expériences personnelles faites en dehors de l’école. Je pense qu’il existe autant de chemins que d’humains et que le système scolaire ne devrait détenir aucun monopole du savoir. Et puis finalement, est-ce si important de savoir combien on gagne tant que notre première aspiration est d’être heureux et de vivre en paix ?

Et vous, chers lecteurs, qu’en pensez-vous ?